Peut-on souffrir de Diogène sans le savoir ?
Le syndrome de Diogène intrigue, choque parfois, mais reste largement méconnu du grand public. Il est souvent réduit, à tort, à une question d’hygiène ou de simple négligence. Pourtant, il s’agit d’un véritable trouble du comportement, profondément lié à la santé mentale. Une question essentielle se pose alors : peut-on en être atteint sans s’en rendre compte ?
Dans cet article, nous allons plonger en profondeur dans les mécanismes du syndrome de Diogène, ses origines, ses signes les plus discrets, et les raisons pour lesquelles certaines personnes en souffrent sans en avoir conscience. Le tout, sans jugement ni stigmatisation.
Le syndrome de Diogène : bien plus qu’un simple désordre
Définition et aspects cliniques
Le syndrome de Diogène, décrit pour la première fois en 1975 par le gérontologue britannique A.N. Clark, désigne un trouble du comportement caractérisé par une négligence extrême de l’hygiène corporelle et domestique, une accumulation compulsive d’objets (voire de déchets), un isolement social prononcé et une absence de conscience du trouble.
Il ne s’agit pas d’une pathologie isolée, mais plutôt d’un syndrome au sens médical : un ensemble de symptômes qui peuvent être liés à divers troubles psychiatriques (troubles anxieux, dépression sévère, démence, schizophrénie, etc.) ou apparaître de façon autonome.
Une prévalence difficile à estimer
Selon des données publiées par la Haute Autorité de Santé (HAS), le syndrome de Diogène concernerait principalement des personnes âgées de plus de 60 ans, vivant seules, mais il peut également toucher des adultes plus jeunes. Il est souvent sous-diagnostiqué car les personnes concernées ne consultent pas et refusent fréquemment toute aide.
L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) note qu’en France, plus de 4,1 millions de personnes âgées de 60 ans et plus vivent seules (données de 2021), ce qui constitue un terrain propice à l’isolement social, facteur de risque majeur du syndrome.
Peut-on en souffrir sans s’en rendre compte ?
Un trouble souvent invisible pour soi-même
L’une des caractéristiques les plus troublantes du syndrome de Diogène est l’absence de conscience du trouble. Autrement dit, la personne concernée n’a pas l’impression que sa situation est problématique, ni pour elle-même, ni pour les autres. Elle peut même nier farouchement les faits lorsqu’ils sont évoqués.
Ce déni s’explique par plusieurs facteurs psychologiques :
-
Un isolement progressif : la coupure des liens sociaux empêche les retours extérieurs nécessaires pour se rendre compte de l’état de son logement ou de son hygiène.
-
Un trouble cognitif : certaines formes de démence, comme la maladie d’Alzheimer, entraînent une perte du jugement.
-
Une dissonance cognitive : pour éviter l’angoisse, certaines personnes préfèrent nier la réalité plutôt que de l’affronter.
Les signes faibles à repérer
Même en l’absence de prise de conscience, certains signaux faibles peuvent alerter l’entourage — et parfois la personne elle-même si elle y est attentive :
-
Difficulté à jeter des objets, même inutiles ou cassés.
-
Tendance à s’enfermer chez soi, à refuser les visites.
-
Odeurs persistantes dans l’habitat ou sur les vêtements.
-
Hygiène personnelle négligée mais rationalisée (je n’ai pas besoin de plus).
-
Réactions agressives ou de panique face aux propositions d’aide.
Il est important de noter que l’accumulation n’est pas systématique : certaines personnes atteintes du syndrome vivent dans des logements quasi vides, mais dans un état de saleté extrême.
Pourquoi ne se rend-on pas compte de son état ?
Une évolution lente et insidieuse
Le syndrome de Diogène s’installe généralement de façon progressive, sur plusieurs années. Il est souvent déclenché ou aggravé par un événement traumatique (deuil, perte d’emploi, séparation, agression), auquel la personne ne parvient pas à faire face.
La lenteur de la dégradation rend le phénomène invisible pour soi-même. Comme une plante qu’on regarde chaque jour sans remarquer qu’elle meurt, le déni s’installe doucement.
Une image de soi distordue
Les personnes atteintes du syndrome peuvent conserver une image d’elles-mêmes qui ne correspond plus du tout à la réalité. Elles peuvent se penser indépendantes, autonomes, alors qu’elles vivent dans un état de délabrement avancé. L’absence de miroir social — le regard des autres — amplifie cette distorsion.
Dans certains cas, des troubles psychiatriques plus profonds sont en jeu, comme des troubles de la personnalité ou des formes d’anosognosie (incapacité à percevoir sa maladie).
Est-ce que cela peut m’arriver ? Qui est concerné ?
Un syndrome qui ne touche pas uniquement les personnes âgées
Bien qu’il soit plus fréquent chez les seniors, le syndrome de Diogène peut toucher tout adulte fragilisé psychologiquement. Certains profils sont particulièrement à risque :
-
Personnes ayant connu des ruptures sociales importantes.
-
Victimes de violences ou de traumatismes.
-
Anciens professionnels très investis, devenus isolés après une retraite mal vécue.
-
Personnes souffrant de phobie sociale, anxiété chronique ou trouble obsessionnel.
La précarité, bien qu’elle puisse aggraver la situation, n’est pas une cause en soi. De nombreuses personnes touchées disposent de revenus corrects.
Un continuum entre le comportement sain et le trouble
Il faut aussi rappeler que nous avons tous des comportements d’accumulation ou de désorganisation, par moments. Le syndrome de Diogène s’inscrit dans un continuum, pas dans une frontière nette. Il devient pathologique lorsqu’il impacte profondément la qualité de vie, la santé et la sécurité.
Que faire si je me reconnais — ou si je reconnais un proche ?
Prendre conscience sans culpabiliser
La première étape est d’accepter l’éventualité que l’on puisse avoir besoin d’aide. Cela demande du courage. Il ne s’agit pas de se juger, mais d’ouvrir une porte à la possibilité d’aller mieux.
Si vous constatez chez vous une tendance à la négligence extrême, à l’isolement, à la perte d’envie d’entretenir votre cadre de vie, ce sont des signaux d’alerte, mais ils ne signifient pas forcément que vous souffrez du syndrome.
En parler à un professionnel de santé
Un médecin généraliste est souvent le premier interlocuteur. Il pourra vous orienter vers un psychiatre ou un psychologue, et organiser, si nécessaire, une évaluation sociale. Il n’existe pas de test unique, mais une évaluation globale : environnement, hygiène, état psychique, degré de repli.
L’intervention d’un service social ou médico-social peut être envisagée (CCAS, aides à domicile, etc.), en collaboration avec la personne concernée.
Pour les proches : agir avec bienveillance
Si vous êtes témoin de comportements qui vous inquiètent chez un proche, il est essentiel :
-
D’éviter le jugement ou la pression brutale.
-
D’ouvrir le dialogue avec empathie.
-
De proposer de l’aide concrète, sans imposer.
-
D’alerter les services sociaux si la situation met en danger la personne ou son entourage.
Les enjeux sociaux et sanitaires
Une question de santé publique
Le syndrome de Diogène n’est pas un fait divers : c’est un enjeu de santé publique. Il mobilise les professionnels de santé, les services sociaux, les collectivités locales. Dans certains cas extrêmes, les logements deviennent insalubres, menaçant l’intégrité physique des occupants et des voisins.
Des campagnes de repérage sont parfois organisées par les mairies ou les associations locales, mais elles se heurtent à la complexité du consentement de la personne.
Une prise en charge complexe mais possible
La prise en charge du syndrome est pluridisciplinaire : elle nécessite un travail coordonné entre professionnels de santé mentale, intervenants sociaux, parfois pompiers, associations de désencombrement, etc. Le logement peut être nettoyé, mais c’est souvent la reconstruction du lien social et de l’estime de soi qui est le levier principal.
Des associations comme l’ANPAA ou les centres médico-psychologiques (CMP) peuvent accompagner les démarches.
Écouter sans juger, agir avec humanité
Souffrir du syndrome de Diogène sans le savoir est non seulement possible, mais fréquent. Le déni, l’isolement et la lente évolution du trouble rendent difficile sa reconnaissance, à la fois par la personne concernée et par l’entourage. Pourtant, derrière ce syndrome se cache une détresse humaine qu’il est possible de comprendre et d’accompagner.
Plutôt que de juger ou de réduire le phénomène à des images choc, il est temps d’ouvrir un espace de dialogue bienveillant, d’écoute, et surtout de reconnaissance de la souffrance psychique. Se poser la question n’est pas un aveu de faiblesse, mais un premier pas vers une meilleure qualité de vie.
Sources :
-
Clark A.N., The Diogenes Syndrome, Lancet, 1975.
-
INSEE, Portrait social de la France, édition 2021.
-
Haute Autorité de Santé, Recommandations de bonnes pratiques – Accumulation pathologique, 2020.
-
Revue Gérontologie et Société, CNAV/CNAM/INSERM.